Ne plus rien figurer, ce que j'aime faire, c'est agir sur la toile.
Hans Hartung
(1904 - 1989)
Pour retrouver les repères de mon cheminement aux coups de cœur d’une galerie à l’autre, j’ai acquis le catalogue de l’exposition « Les sujets de l’abstraction », lequel reproduit les 101 œuvres. C’est réjouissant, après le choc émotionnel avec l’oeuvre originale, de pouvoir, avec le recul du temps, en prolonger la mémoire grâce à sa reproduction, ainsi que de découvrir des œuvres auxquelles on avait accordé peu d’attention.
On va observer 3 peintures de Hans Hartung mentionnées sur la page 1 du carnet de bord présenté dans le message précédent. En introduction voici quelques notes biographiques sur la jeunesse de Hans Hartung pour éclairer la fondation de ses œuvres.
Hans Hartung est né à Leipzig en 1904. Enfant, il est curieux de dessin et d’astronomie. «Lorsque j'avais entre huit et douze ans, j'étais passionné d'astronomie. Je cherchais à dessiner des éclairs ». Hartung a une sensibilité musicale, il pratique la photographie, suit des cours de philosophie, histoire de l’art, se forme aux maîtres anciens dont il fait des copies de dessins ou de gravures : Holbein, Cranach, El Greco, Rembrandt. Il est intéressé par l’expressionnisme allemand, aquarelles et gravures de Nolde, peintures de Kokoschka qui utilise des brosses plus larges pour peindre. Des œuvres dont il s’inspire, il en fait disparaître l’objet et n’en retient souvent que des taches de couleur. Dans ses aquarelles des années 20, son style abstrait s’impose, tracés noirs posés sur des notes de couleur. Opposé au nazisme, il s’établit en France en 1935. Au moment de la guerre, il s’engage dans la Légion étrangère. Grièvement blessé au siège de Belfort en 1944, il sera amputé de la jambe droite. En 1946, il est naturalisé français.
Hartung est considéré comme un des précurseurs de l’art abstrait, notamment de « l’Abstraction lyrique » (Action painting aux USA) peinture gestuelle au graphisme spontané, et de l’art informel « Le tachisme ». On va essayer de donner corps à ces concepts au travers de l’observation des œuvres.
T 1947-14. Hans Hartung. 1947. Huile sur toile. 96,9 x 130 cm
Hartung ne donne pas de titre à ses œuvres sinon parfois OPUS, mais il précise : « T » pour tableau à l’huile, « P » pour pastel, suivis de la date et du numéro de classement.
Dans l’ensemble, ses toiles font beaucoup penser à des dessins, et parfois, c’est le cas dans cette œuvre, à des esquisses. Le fond de la toile est peu travaillé ou bien rehaussé de tonalités discrètes, Hartung n’est pas coloriste, c’est plus la ligne qui l’intéresse et ses sujets tournent autour de graphismes. L’homme est sensible et introverti. Il a beaucoup produit d’œuvres sur papier : pastels, dessins, gravures. Peu narcissique, sa signature est minuscule. Ici, elle est située en bas à droite en lisière du support sous le rectangle.
Cette œuvre gestuelle, aux lignes tendres, peintes à l’huile diluée, mais qui ont la transparence d’une aquarelle, sur un fond de touches rapides qui ont la matité du pastel, résonne cependant comme une machinerie de guerre. Elle en a les tonalités et les sonorités. On y trouve déployé un imbroglio en camaïeu de camouflage, traces de sable ocre, terre verte, beige-grège aux lueurs jaunes. Hartung, pendant la guerre, envoyé en Indochine et en Afrique du Nord a dû en parcourir des traversées du désert psychologiques ! Un soupçon de bleu de Prusse et du noir relèvent les tonalités. Le peintre a-t-il été marqué par la beauté noire des laques asiatiques, des calligraphies arabes ? Le noir devient sa couleur privilégiée.
Dans l’espace de traces anthracite, évidées ou pleines de la toile, soudain le drame d’un jambage noir solitaire, issu de nulle part, brisure anguleuse, oppose sa rigidité aux rondeurs viscérales, aux circonvolutions de fil chirurgical en action cousant une blessure, pareils à ces spirales à l’encre noire que Hartung trace parfois les yeux fermés pour calmer ses angoisses.
En 1921 il avait peint une toile d’après une reproduction des « Fusillades » de Goya, lequel dénonçait les horreurs de la guerre, dans un style en rupture avec l’académisme de l’époque. Goya s’était inspiré d’œuvres préexistantes. Rien ne naît de rien, les artistes se sont de tout temps aimantés les uns les autres, s’opposant tout en apposant leur grain de sel. Créer c’est s'inspirer de ce qui existe, c'est le désir d’initier d’autres images. Ainsi l’abstraction a pu naître en fonction de la figuration.
Eh bien, on dirait que la toile de Hartung est une réminiscence de l’œuvre de Goya « Tres de Mayo » ! http://fr.wikipedia.org/wiki/Tres_de_Mayo
En effet, elle en a comme les manifestations de l’esprit et des sentiments. Densité dramatique, intensité de l'engagement, mouvement, et jusqu’à l’oblique de la composition ; ça ferraille, et le feu perce un ventre déjà rendu en cendres. Il émane de l’œuvre une force émotionnelle directe, authentique, plus dramatique que tant de peintures à l’huile dans l’histoire de l’art représentant des scènes de guerre sous glacis. Si l’abstraction lyrique rompt avec la figuration, c’est pour dépasser le visible et en faire ressentir le sensible.
On ressent également dans la toile de Hartung les projections de son traumatisme de guerre. Exorcisme, mais aussi dépassement par l’art ; regardez ce cercle faisant le point dans un carré, on réalise en regardant l’œuvre de loin que cela pourrait être l’objectif d’un télescope ouvrant sur le mystère de la vie. Il y a dans l’abstraction de Hartung une dimension humaine et spatiale.
T 1962-U49. Hans Hartung. 1962. Acrylique sur toile 65 x 92 cm
Œuvre des années 60. Ce n’est plus le tumulte de la guerre mais qui sait celui, intérieur, feutré, de l’angoisse. On ne peut pas trop extrapoler sur cette toile qui se refuse à toute interprétation systématique. Ce qui attire tout de suite l’œil c’est, au coeur du tableau, un abîme de nuit noire lacéré de cruauté, suspendu entre deux couleurs, brun sombre et vert moutarde. Les deux éléments ont la texture d’un textile à rayures ton sur ton ; celle réelle d'une toile à cru, juste teintée ? Ou bien la texture due à une de ces alchimies coutumières du peintre, obtenues à l’aide d’outils insolites comme un râteau par exemple dont il fait grand usage pour labourer la peinture fraîche et obtenir ainsi de nouvelles lignes ?
Sur le fond noir, des lacérations au stylet ont été pratiquées avec véhémence jusqu’à traverser l’épaisseur de la toile. Elles brillent comme des fils d’argent. Par-dessous, fourmillent des incisions arachnéennes peignées comme une trame et qui semblent s’effilocher à partir de tissus. On ressent la violence du geste conjuguée à une technique au fil du rasoir, étrangère à la peinture, et dans le fond l’hypersensibilité d’une toile d’araignée. Défoulement de l’angoisse ? Pratique pour exorciser la peur des éclairs qui poursuit Hartung depuis l’enfance ? Le noir prédominant, probablement produit à l’aide d’un pistolet à peinture, diffuse sur les deux coloris son crépuscule envahissant.
La peinture abstraite ne représente pas le visible mais la nature de l’invisible en quelque sorte. C’est une peinture de l’esprit avec sa force de représentation comme la littérature ou les mathématiques, inscrite dans l’imaginaire. Rompre avec la figuration pour en retenir l’intériorité, l’émotion, l’infini ?
T 1973-E12, Hans Hartung. 1973. Acrylique sur toile 154 x 255 cm
Ci-dessus, une œuvre symbolique de la fulgurance de l’art de l’artiste à maturité. Hartung travaille désormais sur de grands formats depuis les années 60. Cette peinture impressionne par son format majestueux, l’ascèse de la composition, l’équilibre en suspension, la propulsion des couleurs et des lignes, la sensation d’apesanteur. La reproduction du tableau est agrandie pour mieux faire pénétrer le grain de la peinture. La copie est imparfaite à cause d’une ligne d’ombre verticale aux 2/3 de la surface de l’oeuvre, artefact dû à la pliure du catalogue, et le manque d’une petite marge noire à droite, rognée par le scanner, sur laquelle le rectangle jaune se détache en entier. Cependant, en faisant « abstraction » de ces inconvénients, on reste sensible à la vitalité des 3 figures géométriques, la dynamique de leurs couleurs primaires, symbolique de tout un monde, sang de la terre, soleil, mystère de la figure bleu-nuit, fendue de noir comme pour projeter son ombre bleutée.
La diffusion brumeuse à l’horizon de la plage noire remontant à gauche et à droite en mourant dans le blanc d’un ciel, est obtenue par vaporisation de peinture noire. Hartung, soucieux de se renouveler, est toujours en quête d’expérimentation. Il utilise des outils variés pour peindre et dessiner, tels pistolet à peinture, vaporisateur, brosse large, rouleau de typo-gravure, stylet, sulfateuse de vigne, tuyau d’arrosage, râteau etc. jusqu’à des branches d’arbre et de genêts…
Cette peinture est l’objet de contrastes magnétisés. Noir et blanc côte à côte, le non et le oui, pénétration réciproque du vide et du plein, rigueur des figures géométriques pleines opposées aux envolées de lignes fines comme l’herbe, effusion chromatique sur fond assourdi de noir, matière texturée sur fond neutre, transparence de l’opacité, ombre et lumière suspendues l’une à l’autre...
Les figures géométriques, peintes en épaisseur, d'un bloc, probablement avec les brosses larges se détachent sur le fond noir tout en faisant remonter du noir sous-jacent à travers leur texture. Une telle opération de grattage nécessite vitesse d’exécution car la peinture acrylique sèche rapidement. La matière ôtée relève d’un travail de graveur. La calligraphie des lignes aériennes, en revanche, est exécutée sur le fond blanc, la matière est ajoutée et non retirée. (Hartung doit à l'époque se faire aider par des assistants à cause de l'âge et de son handicap physique)
Ces 3 masses souterraines à l’éclat de pierres précieuses assurent une certaine solidité à l’architecture de la construction en même temps qu’elles semblent se déplacer comme des planètes dans le cosmos tandis que la fougueuse partition de lignes noires émergeant de la puissance des couleurs nous invite à entrer dans la musique !
A suivre
Hartung, un pastel et 3 huiles
Catalogue de l'exposition :
Les sujets de l’abstraction, sous-titre : Peinture non figurative de la seconde Ecole de Paris, 1946-1962. 5 continents éditions, diffusion Seuil, France
Ce lourd pavé de format presque carré 28x29 cm répertorie les 101 œuvres de la fondation Gandur, certaines agrandies en page simple ou double, la plupart présentées sur la page de droite et accompagnées d’un texte sur la page de gauche. Les reproductions des œuvres sélectionnées dans les messages du Blog seront scannées à partir des illustrations de ce catalogue.